Matricule 84 364


Résistant, Bernard Duval est arrêté par la gestapo en mars 1944 et déporté au camp de Sachsenhausen. Il témoigne de la déshumanisation planifiée de l’univers concentrationnaire nazi, où un matricule tenait lieu d’identité.

« J’ai été arrêté le 10 mars 1944, devant ma mère, par deux Français qui travaillaient pour les Allemands, et jeté en prison. Le 20 mai, les détenus ont été rassemblés. Un SS nous a fait un discours pompeux, disant que nous aurions dû être fusillés mais que l’Allemagne, dans sa grande clémence, nous permettait de nous racheter en allant travailler pour elle. J’ai été envoyé dans un premier camp deux jours avant le Débarquement, nous avons été réunis et emmenés à la gare de Compiègne. Là, nous sommes rentrés à plus de 100 dans des wagons à bestiaux, ventilés par de petites meurtrières. Quand les portes se sont refermées, la température est montée et la soif est arrivée. Le convoi a duré trois jours et demi, sans boire, sans manger. Certains devenaient fous, d’autres essayaient de boire leur urine. Ceux qui mouraient étaient empilés au fond du wagon.


Trois ou quatre mois d’espérance de vie 

Enfin, nous sommes arrivés près de Hambourg, dans le camp de Neuengamme et nous avons pu boire. Une eau noire, sale, mais qu’on a bue avidement. Puis nous avons été emmenés dans un Block prévu pour 200 déportés. Nous y étions le double. Ensuite, nous avons été transférés au camp de Sachsenhausen, il fallait qu’on travaille comme des forçats. La vie d’un déporté n’était pas très longue, trois ou quatre mois. Les Allemands renouvelaient leurs cheptels par les arrestations dans les pays occupés. Je portais le matricule 84 364, qu’il fallait connaître en allemand. Il y avait un triangle de couleur à côté des chiffres. Le rouge, c’était les déportés politiques ; le noir, pour les asociaux, les fortes têtes ; le vert pour les droits communs ; le violet c’était pour les Tziganes et rose, pour les homosexuels. On était obnubilés par notre estomac qui criait famine et, en même temps, la faiblesse nous gagnait. On se consumait. Le 25 avril 1945, nous avons entendu de la bagarre, des explosions. On a vu les SS dans les miradors jeter leurs tenues militaires, s’habiller en civil, et s’en aller. On assistait à cela, impuissants, retenus par la double enceinte de fil de fer barbelé électrifié qui ceinturait le camp. Quand les Russes sont arrivés, ils ont ouvert la porte et coupé le courant. Ils nous ont ordonné de partir, mais on ne savait pas où aller. Il y avait des explosions, ça tombait de partout.

Des SS se faisaient passer pour des déportés 

Bernard Duval avec sa veste de déporté.
Alors nous sommes partis à pied, vers l’ouest, pour rejoindre la France. On a fait 140 kilomètres, tout doucement, en mangeant ce qu’on trouvait. Puis on est arrivés sur les bords de l’Elbe. C’est là qu’il y avait des échanges, entre ceux qui étaient prisonniers à l’ouest mais qui habitaient à l’est et nous, prisonniers à l’est alors que nous habitions l’ouest. Un jour l’un, un jour l’autre. On a traversé l’Elbe et de l’autre côté, les armées alliées nous attendaient. Il y avait un tribunal de campagne, qui contrôlait tout le monde, car il y avait des SS ou des tortionnaires qui se faisaient passer pour des déportés. Le lendemain, nous avons été conduits à la gare de marchandises, nous sommes montés dans un convoi de près de 60 wagons. Nous avons mis neuf jours pour rejoindre la France. On m’a donné un costume, mais je n’ai pas pu le mettre car il était trop grand. J’avais perdu 20 kilos. De retour en France, les gens ne voulaient plus entendre parler de la guerre. Ils étaient tournés vers la reconstruction. Rien ne nous a permis de nous épancher sur ce sur ce que nous avions vécu. De toute façon nous n’avions pas les mots qu’il fallait pour expliquer l’univers dans lequel nous avions vécu et tous les morts que ça représentait. Nous n’avons pas trouvé l’oreille attentive que nous aurions souhaitée. Parler aujourd’hui revient à tenir une promesse faite à ceux qui étaient dans les camps, qui sentaient leur mort arriver, savaient qu’ils n’allaient pas ressortir et nous disaient : « Surtout, si tu as la chance de revenir, tu diras ce qu’ils ont fait ces salauds-là ». À travers mon témoignage, c’est un peu leur voix qui parle. »