Pendant ce temps-là, dans le fin fond de l'Allemagne...


Pendant que la France fête la Libération, l’enfer va continuer de longs mois pour Victor Perahia, déporté avec sa mère à Bergen Belsen dans le camp de concentration où mourut Anne Franck.

« Nous n’avons pas su que le Débarquement avait eu lieu. Dans le camp, nous étions complètement coupés du monde. Pendant que la France était libérée, ça n’en finissait pas de mourir autour de nous. Le pire ce fut le froid, au cours de l’hiver 44-45, où la température est descendue jusqu’à moins 20 degrés. Le plus terrible, c’était pendant l’appel : on devait parfois rester des heures au garde à vous en attendant que les gardiens daignent nous compter. Et quand enfin, ils se décidaient, si quelque chose leur déplaisait dans votre attitude, ils vous tiraient des rangs pour vous matraquer et vous laisser pour mort. Même s’il n’y avait pas de chambre à gaz, nous vivions dans la peur permanente et dans des conditions exécrables dont le but était de nous déshumaniser. On perdait le sens moral : il y a eu des scènes de cannibalisme à Bergen Belsen. Certains déportés avaient tellement faim qu’ils ouvraient le diaphragme des morts, sortaient le foie et le mangeaient. Pour arriver à de telles extrémités de sauvagerie, il ne faut plus être vraiment un être humain. Du reste, nous n’avions plus de nom, seulement un numéro de matricule.


Je n’ai jamais oublié le regard de mon père 

J’avais été arrêté avec mes parents à notre domicile de Saint-Nazaire dans la soirée du 15 juillet 42, la veille de la Rafle du Vel d’Hiv. Mon père n’était pas là quand les Feldgendarmen sont arrivés et ma mère qui prétendait ne pas savoir où il se trouvait a dû aller le chercher, sans quoi l’officier allemand lui a dit en français qu’elle ne me reverrait jamais. Je suis resté seul un quart d'heure avec ces soldats allemands qui parlaient entre eux. J'étais terrorisé. Au retour de mes parents, ils nous ont embarqués soi-disant pour un contrôle d’identité en nous assurant que l’on serait de retour chez nous deux jours plus tard. Petit à petit, le camion s'est rempli de toutes les familles juives de Saint-Nazaire prises dans la rafle. Le surlendemain, on nous a transférés à Angers. Ils ont alors annoncé que les hommes allaient être emmenés ailleurs. Mon père m'a pris dans ses bras, m'a fait des recommandations : de rester près de ma mère, de la protéger le cas échéant. Et il m'a regardé profondément dans les yeux. Je n’ai jamais oublié ce regard. Peut-être, se doutait-il que c’était la dernière fois que nous nous voyions ? Ce fut le cas : seulement 15 personnes sur les 850 de son convoi sont revenues d’Auschwitz. C’est par l’intermédiaire des rescapés de la marche de la mort, arrivant d’Auschwitz en janvier 1945, que nous avons appris l’existence des chambres à gaz. Nous avons alors tous compris, même moi enfant, ce qui nous attendait, même si on savait que les Allemands nous considéraient comme des otages, une monnaie d’échange en cas de besoin…

Le camp de transit de Drancy.
« Si tu m’aimes, tu vas remonter avec moi dans le wagon… » 

Pourtant j’avais toujours gardé un espoir. J’ai fini de le perdre dans « le train fantôme » où nous errions depuis des jours après avoir été évacués devant l’avancée du front allié. Ce fut lorsque ma mère a été rouée de coups par un Hollandais qu’elle avait réveillé par inadvertance. Je l’entendais crier et pleurer mais je couvais le typhus et j’étais tellement faible que je ne pouvais rien faire pour la secourir. Je me suis senti désespéré et quand le train s’est arrêté, je me suis laissé tomber à terre, suppliant ma mère de me laisser mourir. Elle a alors trouvé les seuls mots qui pouvaient encore me raccrocher à la vie : « Si tu m’aimes, tu vas remonter avec moi dans le wagon et on va essayer de continuer à résister. » Le 29 juin 1945, nous avons été rapatriés à Paris. A l’Hôtel Lutecia, on passait une visite médicale. Si votre état de santé semblait satisfaisant, on vous donnait une veste, un pantalon, une paire de chaussures, cent francs, et on vous lançait dans la nature. C’est peu dire qu’il n’y avait pas de cellule psychologique… On a bien senti que les gens n’étaient pas prêts à nous accueillir ni à entendre ce que nous avions vécu. La réinsertion a été longue et très difficile : nous n’étions plus comme les autres. »